Les peintures d'Aline - Retour
Textes
Le Perek Shirah ou le Cantique de la Création

Intoduction au recueil des peintures
d'Aline sur le Perek Shira par
Eric Smilevitch



Certaines rencontres doivent avoir lieu. Non parce qu’une froide nécessité en imposerait la contrainte. Mais parce que c’est bonheur de les voir se produire. Parce que, sans le savoir ou sans oser l’avouer, on espérait en elles. La rencontre entre la méditation du Perek Shira et la peinture d’Aline Mopsik est l’un de ces moments.

C’est dire que le texte du Perek Shira n’est pas ici simplement « illustré ». Même si l’art de l’illustration en sort grandi, l’enjeu n’est cependant pas de relever l’inattention au texte grâce à des symboles et à des représentations. C’est une sorte de « commentaire » en image du Perek Shira que nous livre ici Aline Mopsik ; ou mieux, une « interprétation », y compris au sens d’une « interprétation picturale » comme on dit « interprétation musicale ». Sous notre regard ébahi, l’image d’une penture chantante croise la parole inspirée tirée des Ecritures. Et cette réunion produit en nous la surprise qui marque une découverte. Une intrigue à la fois neuve et ancienne conduit l’interprétation, une ligne mélodique traverse le recueil avec l’aplomb d’une poignante insolence. C’est la ligne difficile, aux pentes escarpées, d’une sérénité dans la passion, d’une exaltation paisible et souveraine, dont nous n’avons plus l’habitude et dont l’usage s’est presque perdu pour nous.

Curieuse rencontre de l’image et des Ecritures, tellement singulière et éloignée de notre temps : tant de douceur en émane. Comme nous est devenue aujourd’hui étrange une peinture dénuée de toute cruauté, y compris de la brutalité aigue de l’abstraction. En ces siècles sombres, le fil enchanté de la sagesse semble s’être définitivement cassé ; l’idée de composer une ode au Créateur nous surprend tant que c’en est une souffrance. Pendant le court instant qui précède la reconnaissance, dans l’éclair brusque de la rébellion, nous entrevoyons combien notre présent n’est qu’une agonie. Si évidente notre coutume des petites cruautés ordinaires, du sadisme machinal presque dépourvu d’intention, de l’indifférence hautaine qui enveloppe notre existence. Siècles défaits par la guerre, ravagés par les génocides, certes, mais plus que tout ruinés par un quotidien sans âme ni désir. Il faut bien du courage pour arracher le monde à la lâcheté et à l’insensibilité, pour le peindre sous les couleurs vives de l’amitié et de la joie. Il a fallu beaucoup de sagesse à Aline Mopsik pour lui ôter son écorce amère et sombre, gratter jour après jour cette pâte de grisaille, retrouver la lumière du soleil et des étoiles, redessiner les contours d’un univers aimable.

Cette rencontre n’est pourtant que l’attente de notre temps. Sous ses airs intempestifs, la peinture d’Aline Mopsik est étrangement contemporaine. Etrangère à notre siècle, parce que souveraine. Mais si souverainement présente, sans heurt ni drame, que rien ne peut lui faire barrage. Les images heureuses, les mots simples, les expressions justes se débarrassent de la défroque sordide qui les déparait ; ils nous reviennent enfin sous leur simple appareil, sans la menace de guenilles souillées ni la violence d’une crudité nue. Le monde ici dépeint n’est plus vide, il est possédé d’un regard, et celui-ci est tourné inéluctablement vers nous. Regards d’hommes, de femmes ou d’animaux, tristes parfois, toujours sereins ; jamais accusateurs ni complices ni indifférents. Mais toujours présents et attentifs. Insistants, sans rien dire : sous leur paisible vigilance on pressent que chaque être compte. Dans leur souci de voir, certains visages sont même mangés des yeux, et parfois presque engloutis en eux ; mais tant de paix les habitent encore. Ils nous voient sans mot dire, ils nous sourient. Pourquoi nous sourient-ils, à nous qui n’avons rien de beau ni de bien ? Et comment leur répondre, alors qu’ils nous attendent sans désemparer ? C’est pourquoi, malgré nous, simplement, nous les remercions. Nous attendions cette paix, nous espérions cette attention intense et douce, imprégnant les choses et les êtres de l’univers.

L’ouvrage présenté ici est un livre de prière au sens où les anciens savaient encore le faire. Ils ne priaient pas uniquement pour solliciter ou réclamer, mais avant tout pour louer, remercier et chanter la gloire du Créateur. Chaque chant était l’offrande d’une parole, chaque discours était un présent. L’idée d’un hommage de paroles est un vieux principe talmudique, qui fonde l’exercice de la prière quotidienne du juif, trois fois par jour. Remplacer les offrandes régulières apportées par le peuple d’Israël au Temple par le don régulier de nos paroles est devenu le culte, unique et exclusif, de tous les exilés de par le monde. Ainsi s’est développée une littérature à mi-chemin entre la poésie et le discours argumenté, dans la lignée exacte des Psaumes de David, abondamment cités. Texte récitatif, le Perek Shira est composé d’un recueil de versets bibliques, de bénédictions talmudiques et de textes midrashiques, placés dans la bouche des créatures du monde, depuis le ciel et la terre, le soleil et les étoiles, jusqu’aux plus humbles des oiseaux et des animaux. Mais il faut serrer le livre de près. Derrière la façade de sa naïveté animalière, il fait preuve d’une ruse subtile et implacable. L’exercice qui consiste à susciter en la bouche de chaque être du monde l’occasion d’une louange de Dieu est, en effet, un artifice. Par son intermédiaire, on crée ainsi une scène fictive, dans laquelle notre parole fait se bousculer les dires du lézard et de l’étourneau, des nuages, de la nuit et des légumes des champs. Par notre bouche, l’univers frappé d’aphasie parle enfin. Mais aucun homme n’y figure. Sur cette scène nous nous taisons. On ne fait parler que les autres, qui sont habituellement muets, tandis que la figure de l’homme retourne à son opacité, elle disparaît dans le mutisme. Inversion des rôles. On soupçonne que ce théâtre ne sert peut-être qu’à couvrir notre fuite, notre incapacité à offrir nous-mêmes, directement et en notre nom, cet éloge. Il ne faut cependant pas confondre la scène et le réel. Car nul autre ne le dit réellement que l’homme, unique acteur et habile polymorphe. Et ce désir que nous prêtons aux créatures de louer le Seigneur n’est que le nôtre, mais il est transposé. S’agit-il bien alors d’une ruse ? Cette habile inversion ne témoigne-t-elle pas plutôt d’une fêlure ? Les peintures d’Aline Mopsik infiltrent cette faille sans désemparer, et la parcourt en tous sens. Elle retourne la scène avec un art consommé des fissures. Et nous devons à sa peinture l’espoir d’une réconciliation inouïe, que les prophètes nous promirent pour la fin des temps.

Que de malaise, en effet, à mettre directement en scène l’homme chantant et remerciant Dieu. Le Perek Shira s’arrête pile à cet endroit. Tout y est sauf lui. Car si l’homme figurait parmi les acteurs, le théâtre entier s’effondrerait, les mots inspirés partiraient en lambeaux. Non pas simplement parce que l’homme est fauteur, tandis les autres créatures seraient innocentes. Mais parce que la figure de l’homme, en sa posture littéraire, dans son personnage au front proéminent, joue déjà bien des rôles sur d’autres scènes. Dans une pauvre comédie, jouée par de mauvais acteurs, il est celui auquel une trop grande souffrance inhérente à sa condition interdit de dire « merci ». Sur un autre théâtre, dans un mélodrame sanglant, il offre à l’univers le spectacle de son héroïsme narcissique. Tandis que dans une tragédie, où cette fois il excelle, il accomplit tant de brutalité pour la plus grande gloire de Dieu, que son chant est devenu davantage une plainte et une agonie qu’un dithyrambe. Le mélange des genres est irrecevable. Lui, le fléau de la terre et de ses semblables, aurait-il l’audace de rendre grâce au Créateur ? Saurait-il ne pas trahir ses beaux discours au service de quelque intérêt ou mélodrame sordide ? On comprend que celui qui veut remercier honnêtement doit s’avancer masqué. Il ne doit pas être reconnu. Les êtres du monde, le jour et la nuit, l’oiseau et la bête, seraient-ils nos derniers rôles honnêtes sur terre ? Les derniers avatars d’un monde impossible ?

La faille, pourtant, demeure et traverse silencieusement le texte. Et ce que le Perek Shira ne peut que taire, et simplement suggérer, la peinture d’Aline Mopsik s’en empare et le déploie en son mutisme devant nous. Omniprésents, ces corps et ces visages d’hommes, de femmes et d’enfants, ouvrent un autre espace sur la toile, que seuls leurs grands yeux voient et parcourent. La poésie, presque sonore tant elle est vive, qui accompagne ces portraits recèle la possibilité d’une humanité qu’on ose à peine espérer. D’où tenez-vous cette sérénité Aline Mopsik ? De quel inébranlable espoir votre regard d’artiste est-il habité ?

Pour nous, peuple du livre, cette peinture est une découverte : au grand dam de la parole, qui se prévaut d’être la source exclusive de la noblesse humaine, la peinture paraît finalement moins compromise et moins souillée. Parce qu’elle se tait, justement, parce qu’elle évite les phrases, petites ou grandes. Dans son impressionnant silence, où toute parole s’achève parce qu’aucune sonorité ne peut se faire entendre, les mauvais rôles se rétractent et s’abîment. Une autre noblesse est possible, qui peut parfois sourire. La peinture devient alors un espoir et une prière.

Eric Smilévitch
 Le 10 novembre 2010