Certaines rencontres doivent
avoir lieu. Non parce qu’une froide nécessité en imposerait la contrainte. Mais
parce que c’est bonheur de les voir se produire. Parce que, sans le savoir ou
sans oser l’avouer, on espérait en elles. La rencontre entre la méditation du Perek Shira et la peinture d’Aline
Mopsik est l’un de ces moments.
C’est dire que le texte du Perek Shira n’est pas ici simplement « illustré ». Même si l’art de l’illustration
en sort grandi, l’enjeu n’est cependant pas de relever l’inattention au texte
grâce à des symboles et à des représentations. C’est une sorte de
« commentaire » en image du Perek
Shira que nous livre ici Aline
Mopsik ; ou mieux, une « interprétation », y compris au sens
d’une « interprétation picturale » comme on dit « interprétation
musicale ». Sous notre regard ébahi, l’image d’une penture chantante
croise la parole inspirée tirée des Ecritures. Et cette réunion produit en nous
la surprise qui marque une découverte. Une intrigue à la fois neuve et ancienne
conduit l’interprétation, une ligne mélodique traverse le recueil avec l’aplomb
d’une poignante insolence. C’est la ligne difficile, aux pentes escarpées,
d’une sérénité dans la passion, d’une exaltation paisible et souveraine, dont
nous n’avons plus l’habitude et dont l’usage s’est presque perdu pour nous.
Curieuse rencontre de l’image
et des Ecritures, tellement singulière et éloignée de notre temps : tant
de douceur en émane. Comme nous est devenue aujourd’hui étrange une peinture
dénuée de toute cruauté, y compris de la brutalité aigue de l’abstraction. En
ces siècles sombres, le fil enchanté de la sagesse semble s’être définitivement
cassé ; l’idée de composer une ode au Créateur nous surprend tant que c’en
est une souffrance. Pendant le court instant qui précède la reconnaissance,
dans l’éclair brusque de la rébellion, nous entrevoyons combien notre présent
n’est qu’une agonie. Si évidente notre coutume des petites cruautés ordinaires,
du sadisme machinal presque dépourvu d’intention, de l’indifférence hautaine
qui enveloppe notre existence. Siècles défaits par la guerre, ravagés par les
génocides, certes, mais plus que tout ruinés par un quotidien sans âme ni
désir. Il faut bien du courage pour arracher le monde à la lâcheté et à
l’insensibilité, pour le peindre sous les couleurs vives de l’amitié et de la
joie. Il a fallu beaucoup de sagesse à Aline Mopsik pour lui ôter son écorce
amère et sombre, gratter jour après jour cette pâte de grisaille, retrouver la
lumière du soleil et des étoiles, redessiner les contours d’un univers aimable.
Cette rencontre n’est pourtant
que l’attente de notre temps. Sous ses airs intempestifs, la peinture d’Aline
Mopsik est étrangement contemporaine. Etrangère à notre siècle, parce que
souveraine. Mais si souverainement présente, sans heurt ni drame, que rien ne
peut lui faire barrage. Les images heureuses, les mots simples, les expressions
justes se débarrassent de la défroque sordide qui les déparait ; ils nous
reviennent enfin sous leur simple appareil, sans la menace de guenilles
souillées ni la violence d’une crudité nue. Le monde ici dépeint n’est plus
vide, il est possédé d’un regard, et celui-ci est tourné inéluctablement vers
nous. Regards d’hommes, de femmes ou d’animaux, tristes parfois, toujours
sereins ; jamais accusateurs ni complices ni indifférents. Mais toujours
présents et attentifs. Insistants, sans rien dire : sous leur paisible
vigilance on pressent que chaque être compte. Dans leur souci de voir, certains
visages sont même mangés des yeux, et parfois presque engloutis en eux ;
mais tant de paix les habitent encore. Ils nous voient sans mot dire, ils nous
sourient. Pourquoi nous sourient-ils, à nous qui n’avons rien de beau ni de
bien ? Et comment leur répondre, alors qu’ils nous attendent sans
désemparer ? C’est pourquoi, malgré nous, simplement, nous les remercions.
Nous attendions cette paix, nous espérions cette attention intense et douce,
imprégnant les choses et les êtres de l’univers.
L’ouvrage présenté ici est un
livre de prière au sens où les anciens savaient encore le faire. Ils ne
priaient pas uniquement pour solliciter ou réclamer, mais avant tout pour
louer, remercier et chanter la gloire du Créateur. Chaque chant était
l’offrande d’une parole, chaque discours était un présent. L’idée d’un hommage
de paroles est un vieux principe talmudique, qui fonde l’exercice de la prière
quotidienne du juif, trois fois par jour. Remplacer les offrandes régulières
apportées par le peuple d’Israël au Temple par le don régulier de nos paroles
est devenu le culte, unique et exclusif, de tous les exilés de par le monde.
Ainsi s’est développée une littérature à mi-chemin entre la poésie et le
discours argumenté, dans la lignée exacte des Psaumes de David,
abondamment cités. Texte récitatif, le Perek
Shira est composé d’un recueil de versets bibliques, de bénédictions
talmudiques et de textes midrashiques, placés dans la bouche des créatures du
monde, depuis le ciel et la terre, le soleil et les étoiles, jusqu’aux plus
humbles des oiseaux et des animaux. Mais il faut serrer le livre de près.
Derrière la façade de sa naïveté animalière, il fait preuve d’une ruse subtile
et implacable. L’exercice qui consiste à susciter en la bouche de chaque être
du monde l’occasion d’une louange de Dieu est, en effet, un artifice. Par son
intermédiaire, on crée ainsi une scène fictive, dans laquelle notre parole fait
se bousculer les dires du lézard et de l’étourneau, des nuages, de la nuit et
des légumes des champs. Par notre bouche, l’univers frappé d’aphasie parle
enfin. Mais aucun homme n’y figure. Sur cette scène nous nous taisons. On ne
fait parler que les autres, qui sont habituellement muets, tandis que la figure
de l’homme retourne à son opacité, elle disparaît dans le mutisme. Inversion
des rôles. On soupçonne que ce théâtre ne sert peut-être qu’à couvrir notre
fuite, notre incapacité à offrir nous-mêmes, directement et en notre nom, cet
éloge. Il ne faut cependant pas confondre la scène et le réel. Car nul autre ne
le dit réellement que l’homme, unique acteur et habile polymorphe. Et ce désir
que nous prêtons aux créatures de louer le Seigneur n’est que le nôtre, mais il
est transposé. S’agit-il bien alors d’une ruse ? Cette habile inversion ne
témoigne-t-elle pas plutôt d’une fêlure ? Les peintures d’Aline Mopsik
infiltrent cette faille sans désemparer, et la parcourt en tous sens. Elle
retourne la scène avec un art consommé des fissures. Et nous devons à sa
peinture l’espoir d’une réconciliation inouïe, que les prophètes nous promirent
pour la fin des temps.
Que de malaise, en effet, à
mettre directement en scène l’homme chantant et remerciant Dieu. Le Perek
Shira s’arrête pile à cet endroit. Tout y est sauf lui. Car si l’homme
figurait parmi les acteurs, le théâtre entier s’effondrerait, les mots inspirés
partiraient en lambeaux. Non pas simplement parce que l’homme est fauteur,
tandis les autres créatures seraient innocentes. Mais parce que la figure de
l’homme, en sa posture littéraire, dans son personnage au front proéminent,
joue déjà bien des rôles sur d’autres scènes. Dans une pauvre comédie, jouée
par de mauvais acteurs, il est celui auquel une trop grande souffrance
inhérente à sa condition interdit de dire « merci ». Sur un autre
théâtre, dans un mélodrame sanglant, il offre à l’univers le spectacle de son
héroïsme narcissique. Tandis que dans une tragédie, où cette fois il excelle,
il accomplit tant de brutalité pour la plus grande gloire de Dieu, que son
chant est devenu davantage une plainte et une agonie qu’un dithyrambe. Le
mélange des genres est irrecevable. Lui, le fléau de la terre et de ses
semblables, aurait-il l’audace de rendre grâce au Créateur ? Saurait-il ne
pas trahir ses beaux discours au service de quelque intérêt ou mélodrame
sordide ? On comprend que celui qui veut remercier honnêtement doit
s’avancer masqué. Il ne doit pas être reconnu. Les êtres du monde, le jour et
la nuit, l’oiseau et la bête, seraient-ils nos derniers rôles honnêtes sur
terre ? Les derniers avatars d’un monde impossible ?
La faille, pourtant, demeure
et traverse silencieusement le texte. Et ce que le Perek Shira ne peut
que taire, et simplement suggérer, la peinture d’Aline Mopsik s’en empare et le
déploie en son mutisme devant nous. Omniprésents, ces corps et ces visages
d’hommes, de femmes et d’enfants, ouvrent un autre espace sur la toile, que
seuls leurs grands yeux voient et parcourent. La poésie, presque sonore tant
elle est vive, qui accompagne ces portraits recèle la possibilité d’une
humanité qu’on ose à peine espérer. D’où tenez-vous cette sérénité Aline
Mopsik ? De quel inébranlable espoir votre regard d’artiste est-il
habité ?
Pour nous, peuple du livre,
cette peinture est une découverte : au grand dam de la parole, qui se
prévaut d’être la source exclusive de la noblesse humaine, la peinture paraît
finalement moins compromise et moins souillée. Parce qu’elle se tait,
justement, parce qu’elle évite les phrases, petites ou grandes. Dans son
impressionnant silence, où toute parole s’achève parce qu’aucune sonorité ne
peut se faire entendre, les mauvais rôles se rétractent et s’abîment. Une autre
noblesse est possible, qui peut parfois sourire. La peinture devient alors un
espoir et une prière.
Eric Smilévitch
Le 10 novembre 2010