Les peintures d'Aline


Le Cantique des Cantiques et son Double araméen

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Traduction et introduction Charles Mopsik
Publié dans la revue de l'Université Hébraïque de Jéusalem,  Perspectives, N° 25 - 2018.

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Le Cantique des Cantiques[1]

 

De tous les livres de la Bible, celui qui chante avec tant d’emphase l’amour entre un homme et une femme a suscité la plus grande perplexité des théologiens de toutes obédiences. Des divers systèmes d’interprétation proposés, ceux qui le lisent comme un chant d’amour allégorique entre Israël et son Dieu, comme un chant profane, comme une série d’hymnes récités à l’occasion des noces paysannes de jadis, aucun n’a été capable de rendre compte suffisamment du caractère sacro-saint qui lui a été reconnu par les maîtres Juifs de la fin de l’Antiquité, en particulier par rabbi Akiba qui disait : « Le monde entier ne vaut pas le jour où le Chant des chants fut donné à Israël, car tous les Ecrits (Ketouvim) sont saints, le Chant des chants est saint des saints » (Michna Yadaïm, chap. 3:5). En outre, le protagoniste masculin de cette œuvre, le roi Salomon, a été identifié par les rabbins à Dieu lui-même : « Toutes les fois que le nom de Salomon est énoncé dans le Chant des Chants, il s’agit d’un nom sacré, à l’exception d’un seul (vers. 8:3) » (Chebou’ot 35b). Cette connexion entre la nature très sacrée prêtée à ce chant et la peinture colorée et suave des amants et de leurs éloges réciproques, a été résolue clairement par les cabalistes : ce dont ce livre biblique nous entretient, c’est de l’amour entre deux dimensions ou deux aspects divins, les pôles masculin et féminin du Dieu manifesté. Pour un cabaliste espagnol de la fin du XIIIe siècle, R. Joseph de Hamadan, si le Chant des Chants est « saint des saints » c’est parce qu’il « se réfère à tout ce qui concerne l’Union entre le jeune Epoux et la jeune Epousée, car Il est une réalité une, béni soit Son nom et Sa mémoration » (Sefer Tachak, p. 5). Fait historique notoire : le premier livre biblique qui fut intégralement commenté par un cabaliste est celui-ci. Rabbi Ezra fils de Salomon, qui vécut à Gérone, entreprit autour de 1225 la rédaction d’un commentaire suivi de cet ouvrage qui fit date et inaugura une longue série d’interprétations cabalistiques, l’un de ces commentaires est d’ailleurs partie intégrante du Zohar[2]. Aux yeux des ésotéristes, nul écrit biblique ne permettait mieux que celui-ci d’exprimer leur conception de la bi-unité divine et de favoriser son approche spécifique. Ce n’est que très récemment qu’une lecture objective du livre biblique a pu rendre compte du caractère sacré du texte sans en altérer le sens immédiat, et de manière telle qu’elle rend justice à la lecture des cabalistes médiévaux. Les découvertes archéologiques et le déchiffrement de l’écriture cunéiforme de tablettes d’argile trouvées dans les déserts du Moyen Orient permettent aujourd’hui d’accorder plus de crédit aux propos des cabalistes. C’est à Samuel Noah Kramer qu’ont doit principalement la connaissance de la culture et de la religion sumérienne florissant trois mille ans avant l’ère chrétienne. Et celui-ci a surpris tant de similitudes entre des passages du Cantique des Cantiques et les hymnes sumériens racontant le Mariage sacré de Dumuzi et Innana, qu’il en a tiré les conclusions suivantes :

« Il semble aujourd’hui évident que ce livre de la Bible présente au niveau du style, des thèmes, des détails et parfois même du vocabulaire des similitudes aussi fréquentes que variées avec les chants d’amour sumériens. Dans le Cantique des Cantiques comme dans les chants sumériens du Mariage sacré, l’amant est un roi et un berger et l’aimée n’est pas seulement “l’épousée” mais également la “sœur”. Dans l’un et l’autre cas, les monologues et dialogues échangés par les amants et entrecoupés çà et là de refrains, le langage est le même, fleuri, et redondant, où se reconnaît le riche répertoire des poètes de cour. Enfin tous les deux comportent des thèmes communs, tels le divertissement des amoureux dans les jardins, les vergers et les près, ou celui de la jeune vierge qui amène son amoureux chez sa mère. On peut donc très raisonnablement présumer que le Cantique des Cantiques de la Bible, ou en tout cas une grande partie du poème, correspond à l’état évolué d’une antique liturgie hébraïque qui célébrait le mariage d’un roi avec une déesse de la fertilité. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que ce rite de hiérogamie lié à un culte de la fertilité ait été adopté par les premiers hébreux nomades au contact des Cananéens sédentarisés, ceux-ci l’ayant eux-mêmes emprunté au culte de Tammuz-Ishtar des Akkadiens sémites et qui n’était en fait qu’une version modifiée du culte de Dumuzi-Inanna des Sumériens [...]. Cette hypothèse expliquerait que les rabbins aient accepté d’inclure le Cantique des Cantiques dans les Ecritures saintes. Car même après que le Jahvisme eut effacé toute trace ostensible du culte de la fertilité, il gardait une aura religieuse qui facilita son admission au Corpus des textes sacrés[3] ».

Cette hypothèse contient cependant un élément qui risque de lui porter ombrage : les rabbins auraient admis le caractère sacré de l’ouvrage en vertu justement de ses relents païens ! C’est plus qu’un paradoxe, cela pourrait être résolument contradictoire. On voit mal les rabbins de la fin de l’Antiquité finir par reconnaître la très haute sainteté d’un écrit, après une âpre discussion, au point de l’inclure dans le Canon biblique et de l’employer dans la liturgie synagogale, à cause de son « aura » religieuse dû à sa trouble origine. Ce n’est sûrement pas à l’arrière-plan cultuel sumérien ou akkadien que le Cantique doit la reconnaissance de son caractère sacré, mais à un arrière-plan cultuel déjà complètement hébraïsé, et qui pourrait avoir affaire avec le culte du Temple de Jérusalem. L’énoncé de rabbi Akiba exprime cette connexion déjà très explicitement : les Hagiographes sont comparés au Saint, et il faut entendre par là la chambre intérieure du Sanctuaire qui donnait sur le Saint des Saints, l’enceinte la plus secrète, à l’accès interdit en temps ordinaire, et qui n’était visitée et encensée par le grand prêtre, au péril de sa vie, qu’une fois l’an, le jour des Expiations. Le Cantique des Cantiques, comparé à ce Saint des Saints, fait figure d’écrit à l’accès réservé, qu’un petit nombre seulement est capable de pénétrer. Le rôle que tenait cet ouvrage dans l’étude ésotérique du Chiour Qoma, la forme mystique anthropomorphe de la divinité, a été mise en lumière par Gershom Scholem[4]. Il se pourrait que ce texte était également étudié, non seulement pour apprendre, à travers les descriptions qu’il donne du Bien-Aimé, les mesures de la taille cosmique du Dieu révélé, mais également pour en obtenir la connaissance de la Bien-Aimée, la Communauté d’Israël élevée au rang d’une entité supra-humaine. Dans le Saint des Saints du Temple de Jérusalem, étaient posés deux chérubins qui se faisaient face. Rapportés au Cantique des Cantiques, qui est une sorte d’équivalent littéraire de la chambre la plus sacrée, ces deux chérubins sont les protagonistes de la fugue amoureuse qui est l’objet du chant. On lira plus loin une citation du Talmud qui identifie ces deux chérubins à des amants angéliques (p. 000). Si l’on peut soupçonner dans les dires des rabbins l’existence d’un arrière-plan cultuel pleinement hébraïque dans lequel s’insère ce livre biblique, il est difficile de dire précisément en quoi il consistait. On pourrait imaginer que les fidèles réunis dans le Temple avaient coutume de réciter le Cantique des Cantiques quand le grand prêtre entreprenait la dangereuse visite du Saint des Saints. Un cabaliste castillan qui composa un commentaire de cet ouvrage vers 1283, R. Isaac Ibn Sehoula, affirme que le Cantique des Cantiques était le chant le plus éminent chanté par les lévites lors de leur service sacré et il conclut :

« La signification du titre “Cantique des Cantiques” est la suivante : c’est le chant qui dérive des chants élevés les plus excellents destinés à être chantés dans le Temple (hekhal) sacré[5] ».

Le caractère tardif de cette tradition ne devrait pas lui ôter toute valeur. Mais il est difficile de la tenir pour valide en tant que témoignage historique. Elle atteste fort bien le rapport que tant de maîtres anciens percevaient entre le culte du Temple et ce livre biblique. La réalité historique de ce rapport demeure toutefois problématique. Toutes ces remarques n’enlèvent cependant rien à la portée générale des similitudes que S. N. Kramer a mises en relief entre le Cantique biblique et les hymnes sumériens relatifs au Mariage sacré. Les cabalistes situaient l’élément vraiment sacré de ce livre dans la nature surhumaine des protagonistes du chant d’amour que leur avait révélé une tradition ancienne qui leur était parvenue. Ont-ils ranimé ainsi la flamme éteinte depuis des lustres du mythe hiérogamique qui semble avoir été la source religieuse du Cantique, exhumant des croyances et des figures que les auteurs bibliques avaient très consciemment pris soin de rejeter sans scrupule ou d’enfouir à tout jamais dans les profondeurs inaccessibles du matériau scripturaire ? Les traditions dont disposaient les cabalistes et qui nourrirent leurs commentaires, concordent et confirment, a posteriori, l’hypothèse de N.S. Kramer. Quant au retour du mythe ancien auquel on assisterait dans la cabale, mythe jadis expurgé à la suite des conquêtes de la foi monothéiste, il ne faut pas, ce me semble, en faire grief aux cabalistes. Une première observation à ce sujet : l’étude comparée et l’histoire des religions nous apprend que les religions les plus archaïques étaient, dans leur majorité, monothéistes, et plaçaient au ciel un Dieu suprême qui s’est peu à peu effacé au profit de déités subalternes et plus terrestres. Le monothéisme juif - en simplifiant à l’extrême des phénomènes complexes et assez peu élucidés - semble n’avoir tenté qu’un retour au monothéisme originel, en déclassant du même coup des divinités au point d’en venir à les regarder comme non existantes ou tout au moins, comme il ressort de nombreux textes bibliques, comme étant de rang nul et soumises absolument à l’autorité du seul Dieu digne de ce nom. Derrière le couple oriental classique du dieu et de la déesse, dans la préhistoire de la religion sumérienne et babylonienne, telle qu’on peut la retracer par le raisonnement, il y avait sans doute un Dieu unique, puissance suprême et parfaite, qui fut, à une époque plus tardive, démembré et en quelque façon éclaté en deux entités séparées, constituant un couple dont le mariage cyclique scandait les retrouvailles dans des fêtes annuelles aussi bien qu’il reconstituait provisoirement l’unité perdue ou refoulée d’un Dieu unique, le reste du temps. Il est permis d’entrevoir dans ces hiérogamies, union de deux divinités de sexes opposés ou d’une divinité féminine avec un roi humain divinisé, le vestige d’une figure antérieure qui cumulait les deux sexes et qui réalisait en permanence l’unité divine. Ce qui pourrait contribuer à rendre compte de ce fait curieux que ce sont deux dieux invertis ou travestis (Kalatur et Kurgara) qui seuls sont capables, dans le récit suméro-akkadien de la descente d’Inanna-Ishtar aux enfers, de ressusciter la déesse[6]. Ces divinités aux traits bi-sexuels posséderaient une puissance cachée, évocatrice de la puissance du Dieu suprême oublié, qui les rendrait capables de faire ce qu’aucun autre dieu du panthéon sumérien n’était en mesure de réaliser. Ce n’est pas le mythe du Mariage sacré proprement dit que les cabalistes revivifient, car pour eux, l’union des dimensions masculines et féminines de leur système théosophique manifeste l’unité intrinsèque du Dieu suprême ; ce qu’ils font remonter du plus lointain passé religieux de l’humanité, c’est la figure du Dieu suprême, possédant ou intégrant les deux sexes, et qui fut oblitérée et refoulée plus tard au Proche Orient, pour ressurgir, épurée à l’extrême, dans la religion des prophètes d’Israël. Ceux-ci, comme leurs successeurs de la tradition rabbinique - et des autres écrits juifs non rabbiniques comme les pseudépigraphes - avaient une perception trop immédiate et actuelle de la désintégration du divin dans des systèmes bicéphales où un dieu et une déesse se partageaient le pouvoir souverain et ne s’unissaient que temporairement, pour parler clairement de la présence de deux dimensions, masculine et féminine, au sein même du Dieu un. Quand les représentations polythéistes perdirent toute actualité, dans l’Europe médiévale christianisée, rien ne fit plus obstacle à la résurgence de dimensions sexuées ou d’aspects mâle et femelle en tant que puissances polaires dans le système juif de représentation du divin. Les cabalistes ont même pu trouver une sorte de stimulation les encourageant à vaincre d’anciennes résistances dans un phénomène religieux et culturel marquant le milieu où ils vivaient. Le christianisme du sud de l’Europe occidentale, au moins dans ses formes populaires, était profondément imprégné par la co-existence de conceptions monothéistes classiques avec des représentations mariales ou trinitaires associant l’unité divine et la multiplicité des personnes qui le constituent. Le climat général se prêtait alors assez bien à une mise au jour de schèmes refoulés. C’est dans le Zohar rédigé en Castille au xiiie siècle, que l’évocation nostalgique du Saint des Saints comme lieu de rencontre des amants divins prend la forme littéraire la plus accomplie. L’Epouse, après la destruction du Temple, se rend sur les lieux du désastre :

« Au milieu de la nuit, Elle entre dans le point de Sion, l’emplacement du Saint des Saints ; Elle le voit détruit, et souillé le lieu de sa résidence et le lit. Elle éclate en sanglot et pousse des cris, monte de bas en haut [et redescend] de haut en bas. Elle regarde le lieu où étaient les chérubins, gémit d’une voix amère, Elle élève la voix et s’écrie : Mon lit, mon lit, lieu de ma résidence ! Sur cette résidence il est écrit : « Sur ma couche, la nuit » (Cantique des Cantiques 3:1), « ma couche », c’est le lit de la Reine. Elle pousse des cris en pleurant et Elle dit : Mon lit, lieu de mon sanctuaire, lieu des pierres précieuses du rideau et du propitiatoire […]. Sur toi le Seigneur du monde, mon Epoux, venait à ma rencontre, et il se couchait entre mes bras. Tout ce que je lui demandais, tous mes désirs, ils les accomplissait immédiatement, lorsqu’il se rendait auprès de moi, délaissant sa Demeure [céleste], et il s’ébattait entre mes seins[7]. »

Nous verrons plus loin que dans des écrits remontant au iie siècle et fortement influencés par le judaïsme, le Saint des Saints est déjà regardé comme étant une Chambre nuptiale (infra p. 000). Des éléments essentiels issus de la liturgie sacerdotale de l’Israël antique constituent sans doute les clés de l’imagerie cabalistique relative au « couple d’en haut ».

 



[1] Extraits : «  Les deux Visages de l’Un,  le couple divin dans la cabale », Charles  Mopsik ». 

[2] Traduit par nos soins et publié aux éditions Verdier, Lagrasse, 1999.

[3] L’Histoire commence à Sumer, Arthaud, Paris, 1986, p. 193-194.

[4] Voir La mystique juive, p. 37-72.

[5] Ed. par A. I. Green, Jerusalem Studies in Jewish Thought, vol. VI, 3-4, 1987, p. 409.

[6] Voir de N. S. Kramer et J. Bottero, Le Mariage sacré, p. 142.

[7] Zohar Hadach sur les Lamentations, paragraphe XII.




TRADUCTION DU CANTIQUE  DES CANTITUDE ET SON DOUBLE ARAMEEN PAR CHARLES MOPSIK



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